Après l'édition critique de R. B. C. Huygens de la Vita Mariae Oigniacensis du prédicateur de renom Jacques de Vitry (1160/1170-1240) et de son Supplementum du dominicain Thomas de Cantimpré (1200-vers 1265/1270), l'éditeur Brepols nous ici offre la traduction en allemand de ces deux sources hagiographiques permettant de retracer la vie de la célèbre Marie d'Oignies (1177-1213), considérée habituellement comme la première béguine du diocèse de Liège. Cette traduction vient avantageusement compléter les autres publications que Brepols avait déjà dédiées à la célèbre mulier religiosa: l'édition de la Vita en moyen anglais dans Three Women of Liège ainsi qu'une traduction en anglais de la Vita et du Supplementum dans Mary of Oignies. Mother of Salvation, sans oublier des études spécifiques qui lui ont été consacrées.
Pasteur évangélique luthérien et auteur d'une thèse de doctorat soutenue en 1991 à Heidelberg consacrée à Marie d'Oignies intitulée Maria von Oignies. Eine hochmittelalterliche Mystikerin zwischen Ketzerei und Rechtgläubigkeit, Iris Geyer connaît bien le contexte spirituel qui entoure la béguine: elle ouvre donc son édition par une substantielle introduction (9-53), utilement accompagnée d'une bibliographie (55-62) et de plusieurs index (213-223), dont un très pratique de citations patristiques et d'auteurs médiévaux (217-218).
Dans cette introduction, après les biographies de Jacques de Vitry (14-16) et de Thomas de Cantimpré (17-20), Iris Geyer rappelle l'organisation tripartite de la Vita (20-23) avant de souligner son importance tant pour les hommes du Moyen Âge (23-24) que pour les historiens des béguines (24-30), ces dévotes atypiques du XIIIe siècle au mode de vie singulier pas totalement religieux et plus tout à fait laïc (26-30) partagées, comme Marie d'Oignies, entre l'action, avec les soins aux malades et le travail manuel, et la contemplation mystique (36-46). Mêlant récits de miracles à des anecdotes personnelles témoignant de son intimité avec Marie d'Oignies, Jacques de Vitry, selon Iris Geyer, entendait rédiger une biographie démontrant l'orthodoxie de la béguine (30-35), tout en faisant œuvre d'hagiographe en brossant le portrait d'une nouvelle forme de sainteté féminine (46-52) que le lecteur découvre dans la traduction (Vita 63-171 et Supplementum 173-211). Celle-ci, reposant sur l'impeccable édition de R. B. C. Huygens plutôt que sur celle erronée des Acta Sanctorum, se veut à la fois pratique - en faisant figurer en marge du texte les numéros renvoyant aux paragraphes de l'édition des Bollandistes ainsi que ceux des pages de l'édition de Huygens - mais aussi érudite. En se penchant sur chaque terme, l'auteur élucide effectivement quelques points énigmatiques, comme par exemple le nom de ce religieux: Jean dit de "Pomerium" (193), qui d'après d'autres traducteurs viendrait de Poméranie, alors qu'Iris Geyer y voit avec justesse une référence au "pomerium", cet espace de limites aux murailles de la ville.
Toutefois si l'ouvrage témoigne d'une initiative louable de mettre à la portée d'un large public la Vie de Marie d'Oignies et son Supplément, les spécialistes pourraient rester sur leur faim. En effet, malgré les qualités indéniables de sa traduction, on pourrait reprocher à Iris Geyer deux oublis fâcheux. D'une part, certains travaux majeurs sur les dévotes et leur entourage et en particulier sur Marie d'Oignies ne sont pas mentionnés notamment les analyses stimulantes de John Coakley [1] et d'autre part, l'auteur a sensiblement négligé le Supplementum. En effet, non seulement elle fournit très peu d'indications à son sujet (18), mais de plus, elle ne l'exploite pas pleinement alors qu'il lui aurait permis d'éclaircir certains points précis tels que la question de la maternité spirituelle de Marie d'Oignies vis-à-vis de Jacques de Vitry sur laquelle elle s'attarde (33): en comparant le lexique des deux sources, elle aurait observé que c'est Thomas de Cantimpré qui introduit ce thème, alors que Jacques de Vitry parle plus volontiers d'amitié spirituelle.
Enfin, Iris Geyer méconnaît Thomas de Cantimpré auquel elle attribue à tort la Vie d'Yvette de Huy (17) rédigée par le prémontré Hugues de Floreffe. Iris Geyer, comme beaucoup d'autres avant elle, semble avoir ainsi totalement succombé au charme de l'incomparable Vita de Jacques de Vitry - concordant d'ailleurs avec ses propres ambitions religieuses (52) - mais on regrettera que cela se fît au détriment du Supplementum, source originale sur Marie d'Oignies, l'une des rares béguines pour laquelle l'historien dispose exceptionnellement de deux sources hagiographiques distinctes. Enfin, ultime doléance, qui est davantage une remarque éditoriale: plutôt que de renvoyer systématiquement en note à la thèse d'Iris Geyer - alors que c'est un ouvrage désormais presque introuvable - on aurait largement préféré que sa traduction soit accompagnée d'une version actualisée de celle-ci.
Pour autant, ces quelques commentaires n'enlèvent rien au remarquable travail de traduction mené par Iris Geyer et on ne peut qu'accueillir avec enthousiasme une nouvelle publication qui aide à mieux connaître la place et le rôle des femmes dans l'Église.
Note:
[1] Dans sa riche bibliographie, citons notamment John W. Coakley: Jacques of Vitry and the Other World of Mary of Oignies, in: Women, Men, and Spiritual Power: Female Saints and Their Male Collaborators, ed. John Coakley, New York 2006, 68-88.
Iris Geyer (Bearb.): Jakob von Vitry - Das Leben der Maria von Oignies. Thomas von Cantimpré - Supplementum (= Corpus Christianorum in Translation; 18), Turnhout: Brepols 2014, 223 S., ISBN 978-2-503-55108-1, EUR 50,00
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