sehepunkte 23 (2023), Nr. 1

Jean-Baptiste Santamaria: Marguerite de France, comtesse de Flandre, d'Artois et de Bourgogne (1312-1382)

Dans le sillage des travaux de M. Gaude-Ferragu, M. Bubenicek, ou de C. Balouzat-Loubet, l'ouvrage de Jean-Baptiste Santamaria contribue à sortir de l'ombre les dames autrefois jugées "insaisissables" (G. Duby, 1995) par une historiographie trop convaincue de l'implacabilité de la domination masculine au Moyen Âge. Depuis la thèse d'A.-H. Allirot [1], les filles de rois n'étaient plus mises au centre de l'attention.

La longue liste des titres détenus par Marguerite de France ne laisse pourtant pas d'impressionner. Fille du pénultième souverain capétien (Philippe V "le Long"), Marguerite (1312?-1382) est d'abord comtesse de Flandre par alliance, avant d'hériter de sa mère (Jeanne de Bourgogne) des comtés-pairies d'Artois et de Bourgogne. Une telle concentration de pouvoirs sur des principautés aussi riches que disparates justifiait à elle-seule la réalisation d'une ou de plusieurs études. Le contexte historique voyant évoluer la princesse sur fond de crises rendait l'exercice d'autant plus nécessaire. Tantôt témoin, tantôt actrice, Marguerite assiste aux grands évènements du XIVe siècle marqué par l'avènement des Valois, ainsi que le passage douloureux de la peste et des guerres. Éclipsé par ceux des figures plus connues de Mahaut d'Artois et de Philippe le Hardi (15), son gouvernement n'avait jusqu'alors fait l'objet que d'une approche régionaliste franc-comtoise (19).

Rendant donc justice à une personnalité politique largement oubliée, Jean-Baptiste Santamaria propose les résultats de sa longue enquête en deux temps. Une première grande partie s'attache d'abord à restituer de façon linéaire, ou presque, la vie méconnue d'une princesse aux multiples identités. La seconde se consacre quant à elle à la question de l'incarnation du pouvoir, tel qu'il se donne à voir au quotidien par un certain mode de vie comme par le biais d'une image politique notamment construite par les arts et la piété. L'auteur s'appuie ainsi sur un vaste corpus de sources dont les actes comtaux, ainsi que la comptabilité locale, fournissent la principale matière. Quant aux annexes, le travail réalisé dépasse la matérialité du livre-objet : sont en effet disponibles en ligne trois volumes d'appendices supplémentaires proposant cartes, tableaux et figures soulignant le souci d'érudition de l'auteur.

Troisième fille de Philippe V, Marguerite jouit d'une petite enfance confortable et luxueuse marquée par une importante sociabilité aristocratique féminine. Lésée sur l'héritage maternel au profit d'une sœur aînée systématiquement favorisée, elle sert les intérêts du groupe familial en contractant dès ses huit ans un "mariage de réconciliation et de paix" (54) avec le futur comte de Flandre. Éduquée par sa mère Jeanne et sa grand-mère Mahaut, comtesses de Bourgogne et d'Artois, après le décès de son père en 1322, Marguerite bénéficie de leur protection lorsqu'elle subit les mauvais traitements de son époux lors des premières années de leur union. Le tournant des années 1330 marque ses débuts politiques en tant que comtesse de Flandre, alors confortés par la naissance d'un fils, mais aussi comme héritière de seigneuries locales. Tandis que le déclenchement de la Guerre dite de Cent ans bouleverse les équilibres de la région, Marguerite reste active jusqu'à la mort du comte en 1346. Veuve, elle soutient politiquement, militairement et matériellement son fils, mais n'oublie pas ses prétentions successorales confortées par les vagues épidémiques de peste. En 1361, elle hérite ainsi de l'Artois et de la Bourgogne-comté face aux appétits Valois et à l'invasion des Compagnies. C'est pourtant elle qui, par sa médiation, pousse sa descendance vers l'alliance française et la reconstitution d'un parti bourguignon malgré les représailles anglaises sur ses terres exposées. Ses dernières années sont ainsi marquées par la guerre, ainsi que par la mise en place d'une politique réformatrice - parfois contestée - du pouvoir comtal sur un modèle proche de la royauté sous Charles V.

Le très riche dossier sur l'itinérance et les résidences de la comtesse révèle un rayon d'action, certes moins étendu, mais l'où s'observent les mêmes tendances que chez les princes : usage politique des déplacements pour affirmer son autorité, accompagnement du conseil, et surtout, renforcement des aménagements militaires ainsi que de la fonction défensive des bâtiments avec la reprise de la guerre. Au sein de ces bâtisses "immémoriales" (338), le pouvoir princier se met en scène par un mode de vie raffiné où l'on observe un certain syncrétisme culturel entre les diverses principautés de la comtesse et son "berceau" parisien. Les maigres archives sur son mécénat révèlent, quant à elles, des goûts plutôt septentrionaux. Cette identité multiple, ou plutôt hybride, est davantage éclairée par de nombreuses fondations et donations religieuses dont la dispersion territoriale affirme les différents ancrages dynastiques de Marguerite. Il en va de même avec son "discours par l'image" [2] qui signale une grande conscience de soi - un thème qui, sans être tout à fait novateur, connaît un essor remarquable dans les études sur le queenship et les femmes de pouvoir. [2] "Garante morale et politique de la droiture" (462) dans les chroniques, la comtesse a su développer un capital symbolique la mettant à l'abri des accusations d'immoralité, une arme employée contre les puissantes veuves (E. Bousmar, 2012).

Parmi les réussites de l'ouvrage, on relève notamment la mise à jour d'un "modèle matronal" (471). Grâce à l'influence qu'elle détient sur ses descendants, Marguerite use en effet des négociations matrimoniales pour réintégrer pleinement le jeu diplomatique durant son veuvage. Elles constituent de fait des moments clefs pour saisir l'expression d'une fidélité politique tournée vers la Couronne française. De même, le traitement de la dimension militaire du principat et du recours à la violence par la comtesse constitue un véritable apport à une historiographie de la guerre médiévale souvent frileuse à l'idée de concéder aux dames d'autres rôles que ceux plus convenus de victimes ou de médiatrices. Si l'auteur se refuse néanmoins à employer l'expression "chef de guerre" (190), la définition du commandement militaire proposée par M. McLaughlin [3] invite à l'attribuer sans réserve à Marguerite ; d'autant qu'elle s'implique personnellement en s'exposant pour mobiliser. La réponse à la question d'un éventuel "pouvoir au féminin" (M. Gaude-Ferragu, 2014) est également nuancée (214, 469-473). Mettant déjà en valeur le "rôle de passeur" (467) de la comtesse entre époques capétienne et valoise, cette belle étude bénéficiera en outre d'une prochaine publication complémentaire sur les pratiques de gouvernement et l'entourage politique de Marguerite.

Remarques:

[1] A.-H. Allirot: Filles de roy de France. Princesses royales, mémoire de saint Louis et conscience dynastique, Paris 2010.

[2] Voir L. Jardot: Sceller et gouverner. Pratiques et représentations du pouvoir des comtesses de Flandre et de Hainaut (XIIIe-XVe siècles), Rennes 2020; ou encore A. Waag: Marguerite of Provence and a Queen's Self-Representation as a Political Actor (International Medieval Congress Leeds, 2022).

[3] M. McLaughlin: The Woman Warrior. Gender, Warfare and Society in Medieval Europe, in: Women's Studies 17 (1990), 193-209.

Rezension über:

Jean-Baptiste Santamaria: Marguerite de France, comtesse de Flandre, d'Artois et de Bourgogne (1312-1382). Une vie de princesse capétienne au temps des Valois (= Burgundica; XXXIV), Turnhout: Brepols 2022, 538 S., 11 Farb-, 4 s/w-Abb., 4 Tbl., ISBN 978-2-503-59514-6, EUR 109,00

Rezension von:
Louise Gay
Université Sorbonne Paris Nord
Empfohlene Zitierweise:
Louise Gay: Rezension von: Jean-Baptiste Santamaria: Marguerite de France, comtesse de Flandre, d'Artois et de Bourgogne (1312-1382). Une vie de princesse capétienne au temps des Valois, Turnhout: Brepols 2022, in: sehepunkte 23 (2023), Nr. 1 [15.01.2023], URL: https://www.sehepunkte.de/2023/01/37294.html


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