Richard Firth Green: Elf Queens and Holy Friars. Fairy Beliefs and the Medieval Church (= The Middle Ages Series), Philadelphia, PA: University of Pennsylvania Press 2016, 299 S., ISBN 978-0-8122-4843-2, USD 55,00
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Son dernier livre, Elf Queens and holy friars, a obtenu le premier prix de la Mythopoeic Society dans la catégorie "Myth and Fantasy Studies" en 2017. [1] La thèse centrale du livre intéresse la diabolisation par l'Eglise des croyances dans les fées, phénomène bien connu depuis les travaux, entre autres, de Jacques Le Goff, Laurence Harf-Lancner, Jean-Claude Schmitt, Claude Lecouteux, Charles Joisten, et Robert Chanaud [2], mais également d'Alain Boureau et de Claude Gaignebet. [3] Ce qui est le plus nouveau est la volonté de prendre au sérieux la croyance aux fées (selon la même démarche que Tim Ingold, dans Marcher avec les dragons) en décodant les catégories plaquées par l'Eglise sur ce riche et complexe univers de croyances. Le résultat est une inflation impressionnante des références aux fées dans toutes sortes de textes, à partir du moment où l'auteur assimile tous les esprits incubes à des fées ou des êtres faés, car depuis Augustin, l'Eglise a imposé l'idée que tous les êtres de marge (faunes, satyres, fées) sont en réalité des incubes. [4]
Richard Firth Green s'appuie régulièrement sur le De Universo de Guillaume d'Auvergne, évêque de Paris († 1249), qui a approfondi cette question. Même si Richard Firth Green se défend d'opérer systématiquement cette assimilation mais de la nuancer selon le contexte (79) [5], elle est bien le moteur de cette inflation de références au royaume des fées qu'il débusque dans les textes pastoraux (recueils d'exempla et sermons) et les traités théologiques, en proposant des parallèles saisissants avec la littérature romanesque. De cette manière, il nous invite à relire nombre de textes en ayant cette dimension féérique en tête et cela est extrêmement stimulant. Sont ainsi passés au filtre de ce décodage féérique des recueils d'exempla comme le Dialogus miraculorum de Césaire de Heisterbach, le Tractatus de diversis materiis praedicabilibus d'Etienne de Bourbon, le Bonum universale de apibus du dominicain Thomas de Cantimpré [6], et le Fasciculum morum, des traités catéchétiques comme la Disputatio inter Christianum et Iudaeum, the South English Legendary, le Tractatus de Purgatorio sancti Patricii et ses réécritures vernaculaires, les Otia imperialia de Gervais de Tilbury, mais aussi des sources juridiques comme des condamnations par des tribunaux ecclésiastiques de laïcs ayant eu commerce avec les fées et le procès d'annulation de la condamnation de Jeanne d'Arc, quelques exemples dans une très riche liste des sources analysées (253-264). La démonstration de Richard Firth Green fait basculer sous l'emprise des fées des êtres de marge comme les changelins, les arzei (feux-follets?), les elfes, les démons neutres, les démons dusii, les Sybilles, certains revenants ; à rebours de la mise en ordre du monde opérée par l'Eglise (au 13e siècle) qui, ne pouvant intégrer les êtres ambivalents comme les fées, les avait classés du côté des démons. Des personnages clés comme Arthur, Merlin, Hellequin et sa mesnie et des lieux mythiques comme Avalon, les diverses déclinaisons du paradis terrestre et du purgatoire (dont celui de saint Patrick) sont retravaillés dans cette perspective.
Richard Firth Green rappelle les difficultés rencontrées par l'Église pour réaliser cette assimilation fées - incubes - démons. En effet, des différences fondamentales existent entre ces êtres : les fées sont mortelles et fécondes tandis que les démons sont immortels et ne peuvent engendrer. Il donne de nombreux exemples des arguments avancés pour réduire ces contradictions : la mort des fées est une illusion diabolique. En revanche, les deux êtres partagent le don de prophétie.
On ne peut qu'être impressionné par la quantité de documents lus, analysés et présentés dans cet ouvrage foisonnant, avec parfois une attention très pointue aux phénomènes de variantes entre les manuscrits (ex. 63) et de déplacement sémantique à l'occasion de traductions (ex. 60). Cependant, il aurait été de bonne méthode de signaler pour la première occurrence de ces ouvrages, les dates et le milieu de composition, le genre, la diffusion et le contexte immédiat de la citation (chapitre, rubrique, distinctio, etc.). Sans omettre la diffusion du texte cité : on ne peut pas accorder la même place à un ouvrage conservé dans quelques manuscrits (ce qui est le cas de certaines traductions en langue vernaculaire) et des best-sellers comme les sermons de Jacques de Vitry ou les Contes de Chaucer.
D'autre part, même si le problème de la chronologie est abordé en discutant celle du merveilleux proposée par Jacques Le Goff, (Richard Firth Green remet essentiellement en cause la notion d'une neutralisation du merveilleux à la fin du Moyen Age) [7], il reste difficile de suivre dans ses très riches développements des évolutions et des ruptures. Les exemples ne sont pas toujours donnés selon l'ordre chronologique et proviennent majoritairement des 13e-15e siècles avec des incursions dans le 16e siècle, qui lui, fait l'objet du post-scriptum. En tant qu'historienne, j'aurais apprécié un panorama historique synthétisé dans une conclusion.
Si Richard Firth Green a parfaitement réussi à nous convaincre (s'il en était encore besoin) que la culture folklorique est partagée par tous les laïcs et n'a pas forcément sa source dans le milieu paysan [8], je reste plus circonspecte sur l'assimilation systématique entre les incubes et les fées. De plus, je me demande si la contamination de motifs narratifs entre littérature romanesque et littérature cléricale permet de déduire une assimilation conceptuelle, par exemple du Purgatoire saint Patrick à un royaume féérique. Cependant, il me semble indéniable que certains motifs féériques (des femmes à la beauté merveilleuse dans des châteaux fantastiques par exemple) insérés dans des ouvrages cléricaux (exempla, voyages dans l'autre-monde, traités théologiques, etc.) peuvent avoir un impact sur la réception de ces derniers et sont susceptibles d'activer un univers de croyances plus ou moins compatible avec le message religieux que l'Eglise souhaitait transmettre via ce medium. La notion de figure de compromis permet de penser ces phénomènes de contamination de manière dynamique et dialectique. [9]
Malgré ces quelques difficultés, nous ne pouvons que recommander la lecture très stimulante de cet ouvrage haut en couleurs écrit avec passion et riche de très nombreuses références littéraires et théologiques qui donnent à repenser des dossiers pourtant étudiés de longue date. Les questions passionnantes posées à tous ces documents mériteraient de futures rencontres interdisciplinaires, dossier par dossier, afin d'approfondir les temporalités et les déclinaisons régionales des phénomènes observés essentiellement en Angleterre et dans une moindre mesure en France.
Notes:
[1] La Mythopoeic Society est une organisation sans but lucratif dédiée à l'étude de la littérature "mythopoeic", qui suit particulièrement les travaux des membres du cercle littéraire informel d'Oxford les "Inklings".
[2] Robert Chanaud : Le chevalier, la fée et l'hérétique. Une ancêtre valentinoise de Mélusine, la dame du château de l'Épervie, in: Le Monde alpin et rhodanien, 1985, 31-54.
[3] Alain Boureau: Satan hérétique. Naissance de la démonologie dans l'Occident médiéval (1280-1330), Paris 2004. Claude Gaignebet/Jean-Dominique Lajoux: Art profane et religion populaire au moyen-âge, Paris 1985. Ouvrages non utilisés par l'auteur.
[4] Richard Firth Green propose le processus suivant: démon > démon-fée > fée-démon > fée (79).
[5] Par exemple, la nécromancie, discipline savante et masculine s'occupe de démons qui ne sont pas des fées (106-107).
[6] On regrette que les éditions récentes du Traité sur les diverses matières à prêcher d'Etienne de Bourbon (ed. J. Berlioz, CCCM 124, 124A, 124B) de la Légende dorée (ed. G. P. Maggioni) et des sermons de Jacques de Vitry (ed. J. Longère, (CCCM 255) n'aient pas été utilisées. De plus se référer à la traduction française annotée du Bonum universale de apibus par H. Platelle, Le livre des abeilles (Turnhout 1997) aurait été très utile.
[7] Jacques Le Goff distingue trois âges du merveilleux: pour le haut Moyen Age une lutte frontale de l'Eglise contre cet univers de croyances, aux 12e-13e siècles un essor du merveilleux et aux 14e-15e siècles une esthétisation qui irait de pair avec une neutralisation de la puissance de ce merveilleux ("la beauté du cadavre").
[8] Je préfère la notion de "culture folklorique" proposée par Jean-Claude Schmitt et reprise par Michel Lauwers, à celle de culture vernaculaire utilisée par Richard Firth Green comme équivalent de la "Petite tradition" opposée à la "Grande tradition" (49).
[9] Richard Firth Green évoque "une formation de compromis culturel" selon la terminologie de Carlo Ginsburg (109), mais ne l'utilise pas vraiment. Le terme de "figure de compromis" a été proposé par Jean-Claude Schmitt dans "Les superstitions", in: Histoire de la France religieuse, I, ed. J. Le Goff, R. Rémond, Paris 1988, 417-551.
Marie-Anne Polo de Beaulieu