Christiaan Kappes: The Epiclesis Debate at the Council of Florence, Notre Dame, IN: University of Notre Dame Press 2019, XXII + 394 S., ISBN 978-0-268-10637-9, USD 65,00
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La scène se passe à Florence, en 1439, au concile qui a tenté de réunir catholiques et orthodoxes. Elle met aux prises deux grands ténors de la vie théologique du temps: Juan de Torquemada O.P. et Mark Eugenicus, dit l'Ephésien. En quelques semaines, les deux hommes ferraillent à coup d'arguments et de contre-arguments, de libelles et de réponses. L'on connaissait bien les enjeux théologiques du Concile de Florence notamment autour du Filioque, mais était passée plus inaperçue la grande querelle autour l'épiclèse qui affecta pourtant, pour les siècles suivants, les relations entre l'Église grecque et l'Église latine et la portée de l'œcuménisme pour le temps présent. A côté des autres questions - la papauté, les azymes et le Filioque - celle de l'épiclèse reste un problème épineux pour l'enjeu de l'unionisme. Avec le sujet, nous sommes à la croisée de l'histoire des dogmes, l'histoire sacramentelle (dite ici sacramentology) et l'histoire de la liturgie, d'une part, mais aussi de l'histoire des controverses et de l'histoire des conciles, d'autre part. Plus précisément, le débat rejoint les querelles eucharistiques et la portée des formules liturgiques de consécration. De quoi s'agit-il exactement ?
L'épiclèse (du grec έπίκλησις, épiklêsis) a pour équivalent latin l'invocatio. Il s'agit, au sens strict, d'invoquer Dieu le Père pour qu'il envoie l'Esprit saint, en l'occurrence sur les espèces à consacrer, le pain et le vin, afin qu'il réalise, par la puissance de son opération, la transmutation ou transsubstantiation en corps et sang du Christ. L'épiclèse est donc une prière: on parle plus précisément d'anaphore au sens d'offrande ou prière qui fait monter à Dieu l'offrande. L'épiclèse est la prière eucharistique centrale dans la consécration des espèces au cours de la messe. La question au cœur du débat est la suivante: qui réalise la transsubstantiation, le prêtre par les paroles de l'institution ou l'Esprit saint par l'épiclèse ?
Parce qu'il est un spécialiste de Grégoire Palamas (1296-1357) et plus récemment de saint Thomas d'Aquin dans sa réception byzantine, l'auteur pouvait envisager de traiter la querelle théologico-liturgique, révélatrice de l'affrontement de deux positions de fond: celle des Palamites grecs contre celle des thomistes dominicains. Pour le dire autrement, d'un côté l'héritage orthodoxe de Grégoire Palamas, de l'autre le thomisme anti-palamite introduit dans le débat par Demetrius Cydones (1324/5-97/8) et son frère Prochoros au Mont Athos au début des années 1360, puis repris par les Dominicains, dont Juan de Torquemada est l'une des figures les plus éminentes. La querelle est donc d'abord intra-byzantine entre dominicains grecs (Manuel Calecas, Chrysoberge, John Lei) et théologiens palamites (Nicholas Cabasilas, Makarios Makres, Symeon de Thessalonique), ensuite inter-ecclésiale au Concile de Florence (Mark d'Ephèse contre Juan de Torquemada).
En neuf chapitres, Christiaan Kappes retrace le fond de la controverse: ses origines et sa signification (I), la vie de Mark d'Ephèse (II), le premier volet du débat (Status questionis de Mark, III), le deuxième volet du débat (Cedula de Torquemada, IV), le troisième volet (Libellus de Mark comme réfutation de la Cedula, V), le quatrième volet (Sermo alter de Torquemada comme réfutation du Libellus de Mark, VI), les impasses (VII), les solutions aux problème contemporains (VIII), la question de la réunion des Églises à venir (IX). Trois appendices viennent compléter l'analyse de la querelle, les trois traductions anglaises du Sermo prior de Torquemada, du Libellus de Mark d'Ephèse, du Sermo alter de Torquemada (21 pages) ainsi que les notes, index et bibliographie finale (140 pages).
Entrons plus avant dans la complexité du débat. On l'aura compris, l'étude est très analytique et très érudite et l'on n'en restituera ici que les grandes lignes pour clarifier la compréhension. Pour Mark d'Éphèse, les mots de l'institution eucharistique c'est-à-dire les mots prononcés par Jésus au cours du dernier repas - "Ceci est mon corps, ceci est mon sang" - ainsi que les trois signes de croix qui les accompagnent sont absolument nécessaires pour toute transmutation du pain et du vin. Cette position coïncide étonnamment avec les positions franciscaines notamment celle de Bonaventure dans son commentaire des Sentences. En revanche, la position dominicaine, celle de Juan de Torquemada requiert la présence du prêtre, comme "causalité instrumentale" et seule vraie cause formelle du changement du pain et du vin en corps et en sang. Position là encore récusée déjà par les Franciscains comme étant trop simpliste. Les arguments dominicains puisent à l'autorité de Thomas, et par lui, à celle d'Augustin là où les arguments de la position adverse (Nicholas Cabasilas et Mark d'Éphèse) s'enracinent dans l'exégèse traditionnelle d'Ambroise de Milan par la chaîne des auteurs médiévaux. L'éclairage du débat par le détour de la généalogie franciscaine accuse encore sa complexité, de même que l'analyse théologique de l'Annonciation - prototype de l'Eucharistie pour Mark - qui est mise en perspective : à quel moment l'Esprit saint vient transformer Marie en Theotokos? La question se pose de savoir à quel moment se joue la transmutation, comme dans l'Eucharistie. Les quatre volets de la controverse entrent ici dans des subtilités vertigineuses, mais l'ironie finale reste que la théologie de la consécration eucharistique palamite, celle de Mark, reflète exactement la position de l'Église latine actuelle, présente dans la dernière édition du Catéchisme de l'Église Catholique (1992).
La lecture de cet ouvrage reste, on l'aura compris, technique et très savante, écrite par un théologien plus que par un historien, passionnante aussi, rajoutons-le. Elle apporte une contribution essentielle à la compréhension des tensions et des controverses entre les Églises d'Orient et d'Occident dans le temps long de leurs relations jusqu'à nos jours.
Bénédicte Sère