Florin Curta: The Long Sixth Century in Eastern Europe (= East Central and Eastern Europe in the Middle Ages, 450-1450; Vol. 72), Leiden / Boston: Brill 2021, XIV + 516 S., zahlr. s/w-Abb., zahlr. Kt., ISBN 978-90-04-45677-8, EUR 156,00
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Les travaux de l'historien et archéologue Florin Curta constituent un apport majeur à l'étude du haut Moyen Âge en Europe orientale, et plus particulièrement en Europe du Sud-Est. La réception de son ouvrage controversé The Making of the Slavs. History and Archaeology of the Lower Danube Region c. 500-700, paru en 2001, en témoigne : alors que les historiens accordaient une importance nouvelle à l'ethnogénèse et aux phénomènes d'acculturation des peuples européens, Curta proposait un modèle d'interprétation original de l'origine des Slaves qui, selon lui, ne pouvait être le résultat de la migration racontée dans les chroniques byzantines et relevait moins de l'ethnogénèse que de l'invention des auteurs byzantins. Les travaux postérieurs de Curta (The Slavs in the Making. History, Linguistics and Archaeology in Eastern Europe [ca. 500 - ca. 700], 2021) ont abouti à une formulation plus élaborée qui élargit le champ géographique et nuance l'interprétation des données archéologiques relatives aux migrations des peuples européens. The Long Sixth Century in Eastern Europe marque une nouvelle étape en proposant de repenser la transition entre l'Antiquité et le haut Moyen Âge à travers la première histoire sociale et économique de l'Europe orientale aux VIe et VIIe siècles.
L'ouvrage est constitué d'un volume de 516 pages composés de 20 chapitres organisés en 3 parties (1. The Roman Orbit ; 2. Far Away from the Empire ; 3. Specific Trends). Il est complété d'une bibliographie de 183 pages couvrant l'ensemble des territoires considérés, et d'un index général de 12 pages. L'introduction présente le cadre géographique, chronologique et historiographique de cette synthèse qui porte à la fois sur les sociétés en contact étroit avec le monde romain et celles qui en sont restées éloignées : il faudrait expliquer l'absence de l'Ibérie, l'une des parties de la Géorgie médiévale, qui n'est jamais devenue une province romaine mais qui occupe un rôle essentiel dans l'imaginaire de l'Europe chrétienne du haut Moyen Âge (Cf. M.-L. Derat, S. Gioanni, "L'archipel des chrétientés premières : Éthiopie, Géorgie, Irlande (Ve-XIe siècle)", in Nouvelle Histoire du Moyen Âge, F. Mazel (éd.), 2021). S'il eût été utile de retracer aussi l'histoire de la perception de l'"Europe orientale", l'auteur précise les contours géographiques de son étude qui porte sur un immense espace du continent européen "between the lands of modern Russia beyond the Arctic Circle to the north and Greece to the south, and between the Czech lands to the west and the Ural Mountains to the east". La matière est tellement riche qu'on comprend que Curta n'ait pas envisagé d'approche comparative avec les sociétés de la Méditerranée. Ce choix méthodologique se justifie aussi par les limites des périodisations académiques : la chute de l'empire romain d'Occident en 476 ou l'arrivée des Lombards en Italie en 568 n'ont pas eu de conséquences particulières sur l'Europe orientale. Curta préfère considérer un "long sixième siècle" qui commence autour de 500 (avec les conséquences de l'effondrement du système politique hunnique et la restauration du pouvoir impérial dans le nord des Balkans qui refit du Danube la frontière de l'empire) et se termine vers 680 (avec l'arrivée des Bulgares dans la Péninsule, avant que n'apparaissent de nouveaux foyers de peuplement associés à l'installation des Slaves). Cette période de près de deux siècles est marquée, en Europe orientale dès le VIe siècle et dans les Balkans à partir du VIIe siècle, par la discontinuité, par un effondrement démographique, par l'abandon de certaines cités antiques et par des transformations qui différencient les Balkans et l'Europe orientale des régions occidentales étudiées notamment par Wickham dans son célèbre Framing the Early Middle Ages: Europe and the Mediterranean, 400-800, paru à Oxford en 2005 (et non en 2006). Considérant que ce long sixième siècle est "a crucial period in the history of Eastern Europe", Curta considère que les études portant sur "la transformation du monde romain" dans l'Europe et la Méditerranée occidentale prennent trop peu en compte l'Europe orientale dont elles méconnaissent la diversité et les dynamiques particulières. Il propose donc de "tester" les modèles d'analyse et les outils conceptuels appliqués à la Méditerranée occidentale et de les confronter aux réalités historiques de la Péninsule Balkanique et des régions situées entre le Danube et la Save.
Cette enquête est rendue difficile par le déséquilibre des sources : l'abondance des données matérielles, renouvelées par la multiplication des fouilles archéologiques, tranche avec la rareté des sources écrites produites en Europe orientale aux VIe et VIIe siècles (à l'exception des Balkans et des régions voisines du Danube qui sont mieux renseignés). La pauvreté de la documentation textuelle explique que peu d'historiens aient discuté les interprétations des archéologues et osé proposer une histoire économique et sociale de l'Europe orientale. Curta tente de combler cette lacune en présentant "for the first time" une analyse approfondie de la documentation archéologique fondée sur une approche critique des textes conservés confrontant les écrits aux objets et aux lieux. La description des sources écrites est l'un des principaux intérêts de l'ouvrage : Curta attire l'attention sur la collection homilétique des Miracles de Saint Demetrius qui offre un témoignage exceptionnel sur la vie quotidienne à Thessalonique entre la fin du VIe siècle et la fin du VIIe siècle, et sur la perception des changements en cours dans une des principales cités de l'empire ; sont mentionnés également le traité militaire connu sous le titre Strategikon probablement écrit par un officier de l'empereur Maurice (592-602), les Guerres de Justinien de Procope de Césarée vers 551, les chroniques des historiens byzantins Agathias de Myrina et Jean Malalas vers 560/570, ou de Théophylacte Simocatta vers 620 qui intègrent des rapports militaires impériaux ; il évoque enfin les témoignages extérieurs des Varie de Cassiodore, des Getica de Jordanès ou de la Chronique de Frédégaire. Ces sources reflètent les perceptions contemporaines de l'histoire politique et militaire des Balkans et de la région du Danube qui, selon Curta, est dominée au VIe siècle par les incursions barbares puis par l'organisation tumultueuse et chaotique du pouvoir Avar jusqu'à l'installation des Bulgares dans la Péninsule. L'abondance des données matérielles compense les lacunes de la documentation textuelle. Toutefois, l'interprétation des sources archéologiques se heurte à deux grandes tendances historiographiques du XXe siècle : 1. l'instauration des régimes communistes et l'influence de "l'école soviétique" qui a longtemps privilégié l'étude de la culture matérielle, des foyers de peuplement et de l'économique rurale au détriment des pratiques funéraires, de l'anthropologie historique ou de l'espace ecclésial ; 2. l'approche culturaliste qui accorde une importance excessive aux questions d'identité et d'ethnicité, et favorise les instrumentalisations politiques, religieuses voire nationalistes de la recherche archéologique. Ce constat, qui aurait pu être confirmé par le rôle des musées nationaux dans la valorisation des histoires nationales, ne doit pas faire oublier l'importance des recherches archéologiques réalisées depuis la fin du XIXe siècle dans plusieurs des pays considérés, par exemple en Croatie.
La première partie (cap. 3-9) se concentre sur les changements opérés dans les territoires placés sous autorité impériale (les Balkans et la Crimée) ou occupés par des alliés ou des ennemis de l'empire (les Carpates, les régions du nord du Danube et les steppes du nord de la mer Noire). Pour chacune de ces régions sont étudiées les questions de la propriété foncière, de l'économie de subsistance, des spécificités artisanales, des échanges commerciaux et des mutations sociales. L'objectif est de mettre en évidence la diversité du contexte historique, géographique et social. La deuxième partie (cap. 10-15) suit la même méthode d'analyse pour les régions de l'Europe orientale, de la Pologne et les pays baltes jusqu'à l'Oural et aux parties centrales de la Russie actuelle. En l'absence de sources écrites, l'auteur s'appuie sur les données archéologiques pour offrir une base de comparaison entre les sociétés en contact étroit avec le monde romain et celles qui en sont éloignées. La troisième partie (cap. 16-20) propose une réflexion comparative sur les cinq thèmes choisis (propriété, subsistance, artisanat, commerce, société). L'objectif est de montrer les limites, pour l'Europe orientale, de l'approche structuraliste de la "transformation du monde romain". Ce modèle d'interprétation unique aboutit en effet à une relative absence de différenciation économique et valorise à l'excès le rôle du pouvoir central, les besoins des élites traditionnelles et le mode de production et de sociabilité paysan considéré comme la structure de base du système économique (le "peasant-mode societies" cher à Wickham). Jugeant ce modèle inadéquat, Curta met en lumière, d'une part, les facteurs de discontinuité économique et sociale (l'apparition de communautés rurales dans les Carpates ; l'importance du pastoralisme dans le Nord-Ouest des Balkans ; la pénétration inégale de l'annone dans la Péninsule balkanique ; le déclin de la taxation empêchant de dégager des surplus ; la spécialisation productive dans les Carpates et le Bas-Danube ; le renouvellement des élites aristocratiques dans les régions baltiques et les Carpates ; le rôle des communautés rurales dans l'établissement de nouvelles hiérarchies et des réseaux d'alliances...) et, d'autre part, les particularités géographiques et humaines (l'influence des routes du sel ; l'exploitation des ressources minières dans les Carpates, le Bas-Danube ou la Moyenne Volga ; l'isolement relatif des péninsules de l'Istrie et de la Crimée reliées à l'empire essentiellement par la mer ; les poches de population dans des régions dépeuplées, comme en témoigne la culture florissante de Komani dans la vallée du Drin malgré l'effondrement démographique au VIIe siècle dans l'intérieur des Balkans...).
Les conclusions, nécessairement provisoires, insistent sur l'extraordinaire diversité de l'Europe orientale qui ne saurait être regardée comme une simple "périphérie" de l'Occident ou de Byzance. On peut regretter certaines formules qui minimisent l'apport des travaux de Wickham et simplifie sa pensée réduite au rang de "neo-Marxist model" (18) ou de "simply unwarranted assumptions" dérivées des travaux de l'économiste soviétique Chaianov (317). Si Curta exagère aussi le désintérêt des historiens pour l'Europe orientale des VIe-VIIe siècles, on ne peut que saluer cette synthèse originale qui comble un vide historiographique, attire l'attention sur une partie négligée l'Europe médiévale et interroge les modèles d'analyse occidentaux. Dans l'espace considéré, qui correspond aux deux tiers du continent européen, Curta met à disposition des lecteurs une bibliographie ou inventaire des sources disponibles qui tiennent compte des recherches de terrain et des publications les plus récentes. La très riche bibliographie de 183 pages gagnerait à citer davantage les travaux des historiens francophones travaillant sur l'Europe centrale et le sud de l'Europe orientale tardo-antiques et médiévales, par exemple D. Moreau sur le Bas-Danube. Mais le résultat est stimulant. Nul doute que le livre de Curta contribuera à une meilleure compréhension de l'Europe orientale et des multiples enjeux de la transition entre Antiquité tardive et haut Moyen Âge dans l'Europe des VIe et VIIe siècles.
Stéphane Gioanni