Jochen Johrendt / Harald Müller (Hgg.): Rom und die Regionen. Studien zur Homogenisierung der lateinischen Kirche im Mittelalter (= Abhandlungen der Akademie der Wissenschaften zu Göttingen. Neue Folge; Bd. 19), Berlin: De Gruyter 2012, VIII + 495 S., ISBN 978-3-11-028514-7, EUR 119,95
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En un siècle et demi, du lancement de la grande réforme pontificale, vers le milieu du XIe siècle, au pontificat d'Innocent III (1198-1216), l'Église latine a subi une transformation radicale dont l'importance fut immense pour l'histoire de l'Occident. C'était auparavant une institution polycentrique, co-gouvernée, en quelque sorte, par les prélats et les princes à l'échelle régionale. Aux temps "grégoriens" (1073-1122) et "post-grégoriens" (1122-1198), elle prit progressivement la forme d'une monarchie supranationale centralisée à la Curie romaine; une monarchie cléricale, rigoureusement séparée des laïcs et vouée à les gouverner non seulement au spirituel, mais aussi en définitive au temporel, si nécessaire "en raison du péché" (ratione peccati).
La tradition d'étude de cette évolution cruciale est aussi riche dans le monde germanique qu'elle est faible en France, et cette constatation ne sera certes pas infirmée par les résultats du cycle de recherches sur La papauté universelle et les régions européennes au Moyen Âge central, financé de 2007 à 2010 par la Deutsche Forschungsgemeinschaft et placé sous la direction conjointe de Jochen Johrendt et Harald Müller. Un premier volume issu de ces travaux collectifs, intitulé Centre romain et périphérie ecclésiastique, est paru en 2008 (voir la recension dans Sehepunkte 10, 2010, nr. 5). Voici le second, qui, sous un titre très proche, Rome et les régions, réunit douze contributions selon le plan binaire, simple et efficace, déjà utilisé dans le recueil précédent: d'abord le point de vue de la centralité romaine, ici abordée sous l'angle des possibles "instruments de contrôle", ensuite une série de monographies locales, unies en l'occurrence par une attention particulière aux "processus d'homogénéisation de l'église latine". Huit des 14 auteurs ont déjà contribué au volume de 2008. En définitive, l'unité entre les deux livres est si grande qu'ils forment comme les deux tomes d'un seul et même ouvrage. Comme dans le premier volume, la notion de centralisation est maniée avec une prudence peut-être un peu excessive parfois, du point de vue d'un esprit français. Mais si la hantise de la téléologie peut conduire à sous-estimer la puissance, la cohérence et la constance du projet romain, elle a du moins pour vertu de renforcer l'attention aux multiples et complexes jeux d'interaction entre les intérêts locaux et l'interventionnisme pontifical, entre les particularismes et la dynamique d'unité.
Après une brève présentation, par les deux maîtres d'œuvres, de la dialectique des relations entre la papauté et les églises, cinq articles abordent tour à tour chacun des principaux moyens de la centralisation romaine, à savoir la fiscalité, les régimes d'exemption épiscopale et monastique, la juridiction déléguée et les légations. "L'église romaine, qui est la mère des églises, ne se comporte pas tant comme une mère que comme une belle-mère": au seuil de sa superbe étude des finances pontificales, Thomas Wetzstein rappelle cette plaisanterie courante au milieu du XIIe siècle, d'après Jean de Salisbury, pour brocarder la rapacité du Siège apostolique. Fondé sur une excellente connaissance de l'historiographie, principalement allemande, mais aussi sur l'étude de nombreuses sources documentaires ou littéraires (en particulier l'Historia Compostellana), l'article dresse un tableau remarquable du système financier déjà performant mis en place au XIIe siècle en Italie comme dans le reste de la Chrétienté. Pour examiner le développement de l'exemption, Matthias Schrör compare les cas des évêchés du Puy-en-Velay et de Bamberg, tandis que Lotte Kéry s'intéresse non seulement aux exemples des chanoinesses de Gandersheim et des bénédictins de Corbie, mais aussi à la situation des ordres nouveaux, après avoir souligné les difficultés méthodologiques et terminologiques, puis mis en évidence les constantes qui s'affirment au XIIe siècle malgré l'absence de modèle canonique.
Concernant le phénomène des juges délégués du pape, dont il rappelle le rôle clef pour l'homogénéisation du gouvernement ecclésiastique dans toute la Chrétienté, Harald Müller se contente de faire le point sur la situation des études région par région, avant un bref bilan: les connaissances demeurent encore trop imprécises pour qu'une vraie synthèse soit possible. Tel n'est pas le cas en ce qui concerne l'histoire des légats, mais Claudia Zey se limite ici à une présentation de l'abondante bibliographie récente autour de ce thème en vogue.
Les sept contributions consacrées aux églises locales abordent le royaume de France, l'Italie, l'Europe centrale et la Germanie, et mettent en valeur des situations régionales fortement différenciées au sein de ces espaces. Les provinces ecclésiastiques de Rouen et de Tours, étudiées par Harald Müller et Jörg Peltzer, pourraient presque faire figure de modèle idéal d'une homogénéisation fondée sur des relations intenses avec le Siège apostolique, sur la prégnance de la juridiction déléguée et sur une réception rapide du droit canonique nouveau des décrétales. L'histoire de la province de Narbonne pendant la période est bien plus tourmentée, comme on sait. Ursula Vones Liebenstein en donne une solide synthèse, attentive à la documentation, avec, en annexes, un décompte des lettres émises pour chaque pontificat ainsi qu'un utile tableau récapitulatif des conciles provinciaux et de la participation des prélats languedociens aux conciles généraux. L'auteure est très bien informée des développements bibliographiques récents, mais ne s'intéresse guère aux vifs débats qui marquent désormais l'historiographie. Son approche reste dominée par l'interprétation traditionnelle de l'hérésie et de la croisade albigeoise; elle tient peu compte des lectures qui remettent en question la consistance réelle des déviances et suggèrent la déformation de la nature des mouvements contestataires dans le discours ecclésiastique à des fins de criminalisation, au service de l'hégémonie romaine. Le livre publié par Mark G. Pegg en 2009, A Most Holy War: the Albigensian Crusade and the Battle for Christendom, est certes paru trop tard pour être cité, mais les nouvelles voies de compréhension ont été ouvertes depuis une quinzaine d'année, notamment grâce aux travaux de Moniquer Zerner et Jean-Louis Biget, qu'U. Vones Liebenstein connaît mais dont elle ne considère pas vraiment les implications radicales.
Les écarts entre la Lombardie, étudiée par Nicolangelo d'Acunto, et l'Italie du Sud (ici limitée à la Sicile et à la Calabre), étudiée par J. Johrendt, sont tout aussi importants qu'entre France du Nord-Ouest et Languedoc. Là aussi, bien sûr, les facteurs géopolitiques sont primordiaux. Si la résistance des autonomies ecclésiastiques locales est favorisée en Italie septentrionale par les péripéties innombrables de la lutte avec l'Empire et des histoires communales, l'influence pontificale n'en progresse pas moins, notamment grâce au soutien de l'épiscopat, tandis que, dans le Mezzogiorno, la tradition du contrôle de l'accession aux prélatures par la royauté normande limite beaucoup plus la pénétration romaine, tout particulièrement en Sicile. De même, les contributions de Rainer Murauer et de Stefan Burkhardt permettent de mesurer toute la distance entre l'archevêché de Salzbourg, de plus en plus étroitement lié au Siège apostolique, et celui de Mayence, dont le particularisme impose des voies moins directes pour la progression des modèles romains.
Pour la Bohême-Moravie, la Pologne et la Hongrie, enfin, Przemysław Nowak propose une vue d'ensemble, assortie d'une riche bibliographie et suivie de la réédition d'un privilège d'Eugène III pour l'abbaye des chanoines réguliers de Trzemeszno (JL 9067).
En guise de conclusion, Claudia Märtl livre de brèves mais stimulantes réflexions sur le devenir du "rapport de contrôle", fait d'actions et de réactions, entre la Curie et les églises aux trois derniers siècles du Moyen Âge, avec le perfectionnement des instruments d'intégration et l'ouverture concomitante de nouveaux espaces.
Un index des noms de personnes et de lieux facilite l'accès aux richesses de ce volume très érudit.
Julien Théry-Astruc