Jesper Majbom Madsen / Carsten Hjort Lange (eds.): Cassius Dio. Greek Intellectual and Roman Politician (= Historiography of Rome and Its Empire; Vol. 1), Leiden / Boston: Brill 2016, XII + 364 S., ISBN 978-90-04-32416-9, EUR 148,00
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Nous devons à l'initiative de deux savants danois, Carsten H. Lange et Jesper M. Madsen, la parution chez Brill d'une nouvelle série de monographies, dédiée à un sous-genre majeur de l'historiographie antique: l'histoire de Rome et de son empire. La principale originalité de l'entreprise réside dans le point de vue adopté, qui vise à embrasser, dans leur diversité, l'ensemble des histoires de Rome, qu'elles aient été rédigées en latin ou en grec, en réhabilitant au besoin certains auteurs réputés mineurs, au lieu de continuer à privilégier les "grands" historiens de langue latine (Salluste, Tite-Live et Tacite): il s'agit désormais de considérer les deux grandes branches de l'historiographie romano-centrée, la latine et la grecque - qui n'ont jamais cessé de s'entrecroiser et de se mêler -, comme formant un seul et même integrated topic (p. VII). La nouveauté concerne aussi la manière d'appréhender les auteurs individuellement: chaque oeuvre historiographique sera étudiée dans toutes ses dimensions (littéraire, culturelle, politique, idéologique) et dans sa globalité textuelle et contextuelle, au lieu d'être traitée uniquement comme une source documentaire que l'on consulte ponctuellement et partiellement.
Le choix de Cassius Dion et de sa monumentale Histoire romaine en quatre-vingts livres pour inaugurer cette série est non seulement légitime, étant donné la position centrale de cet auteur dans l'historiographie de Rome, mais il n'a surtout rien de fortuit. En effet, les travaux, individuels et collectifs, de portée internationale, qui lui ont été consacrés récemment (Cassius Dio Network, projet ANR DIONEIA, édition critique et commentée aux Belles Lettres), ont amorcé un second revival des études dioniennes, cinquante ans après la parution du livre fondateur de Fergus Millar (A Study of Cassius Dio, 1964): ils participent du changement de perspective évoqué plus haut et ont contribué à renouveler les questionnements, quitte à battre en brèche certains des postulats interprétatifs énoncés par F. Millar et rarement remis en cause depuis. Cependant, le présent ouvrage est l'un des tout premiers avec celui d'Adam Kemezis (Greek Narratives of the Roman Empire under the Severans, 2014) à aborder de front la question fondamentale de l'unité et de la cohérence de l'oeuvre : contre tous ceux qui n'ont vu jusque-là dans l'Histoire romaine qu'une simple narrative history et une relecture anachronique du passé influencée par les événements contemporains, J. Madsen et C. Lange défendent l'idée selon laquelle Dion, du fait même de sa double "identité" (Greek Intellectual and Roman Politician), a su faire oeuvre d'historien à part entière, en proposant une explication et une interprétation d'ensemble des mutations successives de la politeia romaine et en adaptant la forme et la structure de son récit aux différentes séquences de cette histoire millénaire. Les seize contributions qui composent l'ouvrage ont justement pour but d'illustrer cette thèse, chacune à sa manière, en se focalisant sur des aspects méconnus ou mal compris de la méthode de Dion. Elles couvrent la période allant de la fin de la République jusqu'à l'époque de Dion, c'est-à-dire principalement les livres de l'Histoire romaine conservés dans la tradition directe (35-80). Il s'agit à proprement parler d'études de cas (et non de chapitres synthétiques) menées par des historiens et des philologues, d'où une grande variété dans les sujets traités et une pluralité de points de vue, ce qui nuit peut-être à la cohérence d'ensemble de l'ouvrage et fait perdre un peu de vue la question cruciale posée par les éditeurs dans l'introduction, celle du rapport de l'historien au temps, passé, présent et futur: par quelle conception du temps le récit de Dion est-il informé? Comment écrit-on une histoire qui se déploie sur une aussi longue durée? Mais, comme le reconnaissent les auteurs (3), "it seems impractical to get a large group of scholars coming from different countries and educational backgrounds (...) to commit to a single method and theory".
Les contributions sont regroupées en trois parties, chronologiques (1. Cassius Dio and the Transformation from Republic to Empire; 2. Imperial History in Cassius Dio) ou thématiques (3. Rhetoric and speeches in Cassius Dio), cette dernière étant à nos yeux la plus novatrice : on signalera notamment les analyses de Ch. Burden-Strevens et d'A. Kemezis, qui démontrent, à partir d'exemples précis, que les discours chez Dion, même s'ils portent la marque de la rhétorique d'école (A. Fomin, p. 217-237), ne peuvent être réduits à une simple fonction épidictique mais jouent au contraire, comme chez Thucydide, un rôle essentiel dans le dispositif d'explication et d'interprétation des événements élaboré par l'historien. La contribution de M. Coudry (p. 33-50), qui porte sur le vote de la lex Gabinia et les trois discours prononcés à cette ocassion par Pompée, Gabinius et Catulus, aboutit à la même conclusion.
On voit également émerger des questions récurrentes, transversales à ces trois parties, en particulier tout ce qui concerne Dion en tant que pepaideumenos : sa virtuosité rhétorique, son érudition classique et la démonstration qu'il en fait à destination d'un public averti (A. Fomin, p. 217-237), ses relations avec les milieux sophistiques en province et à la cour, sa conception des rapports entre les literati et le pouvoir impérial (Brandon Jones, p. 297-315). La critique des Sévères par Dion est un autre point de cristallisation des débats : alors que J. Rantala (p. 159-176) l'explique essentiellement par les mesures anti-sénatoriales de Septime Sévère, J.M. Madsen (p. 136-158) et J. Osgood (p. 177-190) mettent au jour une raison plus profonde et cohérente avec la vision élitiste qu'a Dion du pouvoir monarchique idéal qui, à ses yeux, ne saurait être dynastique: en choisissant ses successeurs au sein de sa propre famille et non parmi les membres les plus distingués du sénat, Septime Sévère a commis une erreur politique lourde de conséquences. La cohérence de la pensée politique de Dion transparaît également à travers son utilisation très personnelle des mots de la famille de parrhésia, dont le sens évolue subtilement tout au long de l'oeuvre, comme le montre magistralement Ch. Mallan (p. 258-275), depuis la parrhésia authentique des vrais républicains comme Caton, jusqu'à celle, restreinte ou baillonnée, des sénateurs sous l'Empire, en passant par celle, insincère, des imperatores tardo-républicains.
Il n'est pas possible de rendre compte ici de toutes les contributions de ce riche volume mais nul doute qu'elles intéresseront un large public au-delà des seuls spécialistes de Cassius Dion. Ce n'est d'ailleurs qu'une première livraison puisque le Cassius Dio Network fondé et animé par Carsten H. Lange et Jesper M. Madsen a déjà organisé deux autres colloques depuis celui d'Odense (2014) dont sont issus les textes ici rassemblés : un deuxième volume, intitulé Cassius Dio's Secret History or Early Rome et portant sur les deux premières décades, fragmentaires, de l'Histoire romaine, est annoncé dans la même collection pour la fin 2017.
Valérie Fromentin